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L’ETAT-NATION PEUT-IL REPONDRE AUX DEFIS DE LA MONDIALISATION ?

Vendredi 2 décembre 2011

Lorsque que la crise financière a éclaté nombreux étaient les chefs d’Etat qui préconisaient l’établissement de règles en vue de la stabilité du marché mondial. Le discours qui avait été délégitimé semblait faire son retour. Après la chute du mur de Berlin et la victoire, dans les années 90, de l’idéologie néolibérale conservatrice, la foi dans l’autorégulation des marchés a gouverné le monde, ce qui, finalement, revient à dire que la politique n’avait plus sa place dans les décisions qui pourtant touchaient directement la vie de nos communautés. Toute intervention étatique dans la société civile était vue comme un obstacle à la concrétisation de la liberté de circulation des biens, réels et fictifs, et des personnes dans un marché que l’on voulait mondial. Or, la récente crise financière et l’actuelle crise économique semblaient non seulement mettre en échec ce discours, mais aussi faire appel à la nécessité d’intervention du pouvoir politique, le seul qui, grâce à sa nature démocratique, peut réellement œuvrer pour la justice sociale.

Néanmoins, ce que nous constatons avec les programmes d’aide aux pays les plus touchés par la crise, comme la Grèce ou encore le Portugal, c’est qu’une telle volonté de la part des pouvoirs publics de reprendre le pouvoir ne s’est pas concrétisée. Si l’on prend l’exemple du Portugal, nous nous rendons facilement compte que finalement les mesures prises pour combattre la crise s’inspirent de la même idéologie qui pourtant nous a conduit à la situation difficile dans laquelle l’Europe se trouve aujourd’hui. Les privatisations prévues dans des secteurs comme ceux de l’énergie, des transports ou encore de l’audiovisuel démontrent que la solution prise contre la crise, revient à diminuer le déjà peu de pouvoir que les Etats ont sur la société. Si l’on ajoute à cela l « inévitable » augmentation des impôts et la réduction des aides sociales, nous n’avons pas besoin d’être visionnaires pour prévoir qu’à la disparition de plus en plus importante de l’Etat en tant que pouvoir public se suivra une tension sociale qui sera d’autant plus forte qu’elle devient de plus en plus légitime.

C’est dans ce contexte que j’ai décidé, pour cette rentrée, de lire deux écrivains qui me semblent très pertinentes dans la discussion actuelle sur les rapports entre la politique et l’économie. Il s’agit de Jürgen Habermas avec son Après l’Etat-nation et de Jean-Marc Ferry avec La question de l’Etat européen. Les deux philosophes se trouvent dans la même logique : pour que le pouvoir politique s’affirme comme le seul pouvoir légitime sur nos sociétés, il faut qu’une structure politique à l’échelle continentale soit créée dans la mesure où la forme stato-nationale se trouve aujourd’hui complètement démunie pour faire face aux défis de la mondialisation.

Pour démontrer une telle idée, Habermas et Jean-Marc Ferry commencent par faire, respectivement, un résumé de l’évolution de l’Etat moderne et un diagnostic sur la situation contemporaine en Europe. En allant droit à l’idée qui me semble la plus pertinente dans le résumé de Habermas, nous pouvons affirmer que la réussite de l’Etat-nation se doit à la capacité que cette forme politique a eue à allier la liberté de la société civile (dont la liberté d’entreprise et la création d’un marché autonome de l’Etat) et l’intégration sociale. Cette alliance implique tout d’abord que l’Etat-nation, en tant qu’Etat de droit, reconnait les droits subjectifs et que donc les citoyens possèdent, dans le domaine juridique, une arme contre les abus du pouvoir étatique. L’intégration sociale, elle implique qu’une communauté est créée. Autrement dit, qu’un lien de solidarité est établi entre les individus qui se reconnaissent comme membres d’un même groupe que l’Etat auquel ils appartiennent représente.

Dans cette logique, Jean-Marc Ferry nous parle du rôle joué par l’école. C’est grâce à cette véritable institution qu’une communauté spirituelle, si l’on prend la formule d’Ernest Renan, a pu naître. Par l’école, les individus intègrent les valeurs de la nation que finalement ils vont représenter tout au long de leur vie en tant que parties d’un tout. Une telle prise de conscience de participation à une même communauté a été essentielle pour la transformation de nos pouvoirs étatiques en régimes démocratiques. L’école est donc une structure fondamentale pour la démocratie. Cette idée est facilement compréhensible quand nous pensons que le principe de la démocratie est le suivant : nous ne pouvons nous soumettre qu’aux lois auxquelles nous avons donné notre consentement. Ce pouvoir de dire « nous » dépend de l’intégration d’une conscience commune que l’Etat représente, la légitimité de celui-ci dépendant de la reconnaissance de la part des citoyens.

Or, après cette contextualisation de ce qu’est l’Etat-nation et du rôle joué par l’école non seulement dans la consolidation de cette forme politique, mais aussi dans l’évolution démocratique de nos régimes (nous pourrions encore parler de l’importance du service militaire ou encore des impôts dans la formation de la solidarité nationale) aussi bien Habermas que Jean-Marc Ferry font le diagnostic de notre situation contemporaine. Et sur ce point les deux philosophes sont très clairs : si l’Etat-nation n’est plus en mesure d’assurer sa fonction (l’accord entre la liberté individuelle et l’appartenance à une communauté) c’est parce que l’idéologie néolibérale conservatrice a vidé de sa substance la forme stato-nationale. Sur ce point nous pouvons souligner plusieurs aspects :

Avec la mondialisation et la multiplication de réseaux d’interdépendance, les frontières nationales, qui marquaient les limites d’un pouvoir juridique s’exerçant de manière exclusive sur un territoire, n’ont plus de sens. Alors que l’Etat-nation a évolué dans le sens de l’intervention dans le marché national pour que précisément celui-ci ne mette pas en cause l’intégration sociale – cela à l’abri d’un droit protégeant les libertés individuelles – l’idéologie néolibérale conservatrice exige que celui-ci reste à l’écart de la société civile : l’Etat-nation en tant qu’Etat territorial n’existe plus dans la mesure où seule le marché mondial détient le pouvoir de dicter les règles (l’importance des agences de rating pour les économies nationales en est un bon exemple) ;

Dans la mesure où toute intervention étatique est vue comme un obstacle à la liberté individuelle, les Etats occidentaux se désengagent de la société civile. Ce désengagement est d’autant plus important qu’il implique, selon Habermas, l’affaiblissement de l’Etat-nation en tant qu’Etat fiscal. Pour que l’économie nationale soit compétitive, les Etats se voient forcés de diminuer les charges appliquées aux entreprises. Nous nous trouvons là dans un cercle vicieux. Un Etat veut que son économie soit compétitive et pour ce faire il diminue les ressources lui permettant précisément s’agir en tant que agent médiateur entre l’individu et la communauté : là se trouve toute la perversité du système néolibérale conservateur ;

Et cette perversité est d’autant plus importante qu’elle ne met pas seulement en cause le pouvoir d’intervention de l’Etat. En ce faisant, elle met en cause la démocratie elle-même. A partir du moment où l’Etat n’est plus capable de faire le lien entre l’individu et la collectivité, c’est l’existence même de la nation en tant que communauté spirituelle et communauté d’intérêts qui est mise en cause. La société s’atomise au point qu’elle n’existe plus en tant que société, étant composée d’individus qui ne partagent plus le sens du commun. Bref, c’est la délégitimation de l’Etat démocratique. Il n’est plus reconnu comme étant représentatif d’une communauté dans la mesure où cette communauté cesse d’exister. Le problème que le néolibéralisme pose à nos Etats n’est donc pas seulement économique. Il est, et je dirais surtout, démocratique dans la mesure où, en détruisant les liens de solidarité entre les individus, c’est la communauté politique elle-même qui disparaît.

Nous avons donc un Etat-nation qui n’existe plus ni en tant qu’Etat territorial, ni en tant qu’Etat fiscal (sauf si, bien sûr, on décide de surimposer les travailleurs), ni en tant qu’Etat démocratique. Les Etats-nations sont ainsi devenus des Etats fantômes, sauf, selon Jean-Marc Ferry, dans un domaine : celui de la sécurité. N’ayant plus le pouvoir exclusif d’intervenir sur leurs territoires et ayant des difficultés à se faire reconnaître comme pouvoir représentatif de leurs populations, les Etats-nations compensent leur faiblesse par une vision sécuritaire de la société. L’Etat est présent de nos jours en tant que force de l’ordre chargée de maintenir la paix dans des sociétés de plus en plus tendues à cause de l’injustice sociale provoquée par le néolibéralisme. Un bon exemple est celui du Portugal où à l’application du plan de rigueur s’est ajoutée une loi approuvée par la majorité de droite interdisant aux forces de sécurité de manifester (auparavant la grève leur était interdite, mais la manifestation était permise). La lecture de cette situation est très claire : au moment précis où l’Etat portugais privatise ses richesses et qu’il compense cette perte de ressources par l’augmentation des impôts et la diminution des aides sociales, il informe les membres des forces de sécurité que toute « déviation » sera punie. Les forces de sécurité doivent être à 100% engagées dans leurs fonctions, dans la mesure où, bien sûr, les gens risquent de transformer leur détresse en colère.

Face à ce contexte difficile, plusieurs réactions ont lieu. Tout d’abord il y a ceux, comme l’actuel Premier-Ministre portugais, qui ne veulent rien savoir de la justice sociale et du pouvoir politique comme, selon Habermas, seul pouvoir légitime dans la mesure où il s’agit du seul pouvoir qui peut être démocratique. Ceci parce que non seulement il applique les plans de rigueur sans aucun débat, mais aussi et surtout il affiche avec fierté l’idée que son programme va encore plus loin que ceux de l’aide internationale. C’est finalement l’idéologie néolibérale qui est au pouvoir.

A ce moment là, vous, qui lisez ce texte, vous vous demandez pourquoi la population à voté pour la droite au Portugal dans les récentes élections. Nous pourrions mettre en évidence plusieurs raisons, mais je vais me limiter à vous en présenter deux. Nous faisons partie d’une société néolibérale et en tant que telle ce n’est pas un changement d’idéologie que les gens demandent. Malheureusement, si les gens protestent ce n’est pas parce que le système mondial doit changer, mais parce que les gens n’arrivent plus à consommer (ce qui veut dire à s’endetter). En ce sens, Daniel Cohn-Bendit a très bien résumé la situation en affirmant, récemment, que nous sommes en train d’assister dans nos sociétés contemporaines aux premières révolutions néolibérales.

La deuxième raison, c’est finalement l’attitude que le Parti Socialiste Portugais a pris, face à la perversité du néolibéralisme, lors qu’il a été au pouvoir. Ayant comme modèle la Troisième Voie préconisée par Tony Blair en Angleterre et par Schroeder en Allemagne, José Socrates s’est mis du côté de ceux qui voient dans la mondialisation une fatalité, l’Etat justifiant alors son existence pour seulement compenser les conséquences négatives du néolibéralisme. En prenant une telle attitude, la logique qui gouverne actuellement nos sociétés occidentales ne change pas, ce qui implique que le cercle vicieux dans lequel les Etats se trouvent demeure le même, conduisant inévitablement le pouvoir étatique à une plus grande faiblesse. Non seulement le Parti Socialiste ne propose pas un nouveau projet de civilisation, mais également il perd de la crédibilité aux yeux mêmes de ceux qui sont susceptibles de voter pour lui.

Face à un contexte où finalement nous commençons à sentir les perversités du néolibéralisme et à la disparition du pouvoir politique, un nouveau projet doit donc être proposé. Nous sommes dans une époque où les prémices d’un véritable combat idéologique sont mises en place : soit nous acceptons un néolibéralisme qui vide nos communautés politiques de leur substance, soit nous prenons une attitude passéiste et misons nos forces sur un républicanisme nationaliste qui vit encore avec le fantôme de l’Etat-nation, soit alors nous nous engageons dans la construction d’un nouveau pouvoir politique qui puisse finalement faire face à la mondialisation. Ce nouveau pouvoir politique, cette affirmation du pouvoir politique en tant que seul pouvoir légitime (je me répète, mais sur cette idée que le nouveau projet politique doit être construit) face non plus au pouvoir moral de l’Eglise comme pendant la modernité, mais face à la mondialisation, seule l’Union Européenne, à mon avis, pourra le représenter.

Ayant parfaitement conscience que la question de l’Europe sera marginale pendant la prochaine campagne électorale (du moins, ce ne sera pas le sujet le plus médiatisé), j’ai la conviction profonde que c’est sur le terrain européen que le dépassement de la crise se joue. Et en ce sens le Parti Socialiste français doit présenter un projet qui finalement revienne aux sources du projet européen : autrement dit un projet visant une union politique sous la forme du fédéralisme, la seule capable de préserver les diversités nationales à l’intérieur d’une entité politique. Plus de cinquante ans se sont passés depuis la formation des premières Communautés Européennes et pourtant l’Union Européenne demeure cet « objet politique non identifié » dont nous a parlé Jacques Delors. Ceci parce que pendant ces cinquante ans l’idéologie néolibérale a réduit la construction européenne à un grand marché, alors que pour les fondateurs de l’Union Européenne comme Jean Monnet, Robert Schuman, Konrad Adenaeur ou encore Altiero Spînelli l’économie n’était qu’un moyen pour approcher les peuples en vue de l’unité politique future.

En ce sens, je ne peux qu’être en désaccord avec Michel Rocard quand, le 9 mai 2011, le jour de l’Europe, il intervient à l’Université Jean Moulin Lyon 2 pour affirmer que l’Union Européenne est morte. C’est vrai qu’en ce moment elle a beaucoup de difficultés à respirer, mais c’est précisément dans ces moments là qu’un nouveau souffle devient essentiel. Et ce nouveau souffle exige seulement que l’Union Européenne revienne à elle-même, à ce qui a motivé son origine et qu’elle a proposé comme finalité, comme communauté de destin aux Européens. Michel Foucault avait qualifié la postmodernité comme l’époque de la fin des grandes narrations et, en effet, le scientisme, la technocratisation et l’individualisme de la société occidentale ont eu comme conséquence principale une exigence d’efficacité immédiate dans tout ce que nous faisons, reléguant à un plan secondaire et inconséquente toute histoire donnant du sens à notre vie en communauté. Les réformes au niveau de l’éducation en sont un très bon exemple, les Universités devenant de plus en plus des usines de fabrication de la main d’œuvre pour le marché mondialisé, alors que l’éducation, avant d’être un moyen pour préparer les individus pour le travail, préparait les individus à devenir des membres intégrés, éclairés et critiques d’une communauté. La crise actuelle des sciences humaines n’est qu’une conséquence de cette soumission de nos systèmes éducatifs aux lois divines du marché.

C’est donc maintenant que l’engagement pour la construction européenne fait plus de sens. Nous avons besoin d’une Union Européenne forte et pour cela nous avons besoin d’un Parti Socialiste français, le pays qui a pris l’initiative de ce grand projet après les deux catastrophes qui ont touché notre continent, plaçant l’Union Européenne au centre de son projet. Autrement dit, nous avons besoin d’un Parti Socialiste français qui ne tombe pas dans les erreurs d’autres socialistes européens : un Parti Socialiste faisant de la Grande Politique !

David DUARTE

Lyon, le 2 septembre 2011